jeudi 17 décembre 2020

L’ AMOUR SORCIER par Jean-Marie MACHADO - Orchestre DANZAS - Compagnie CHATHA - « Una canción y una danza » -

                                                                              Photo: Blandine Soulage


                            « Una canción y una danza »

             L’Amour Sorcier par Jean-Marie Machado

               Orchestre Danzas et Compagnie Chatha

 « Una canción y una danza » demande la danseuse gitane Pastora Imperio à Manuel de Falla. C’est pour son spectacle de variétés ; nous sommes en 1914, et la cantaora Rosario la Mejorana, mère de Imperio, va immerger Falla dans la musique flamenco, comme dans d’innombrables récits de fantômes, sorcières et magiciens de pure tradition gitane. Ainsi naquit El Amor Brujo, avec Gregorio Martinez Sierra pour librettiste.

Nous sommes environ 100 ans plus tard et le saxophoniste Jean-Charles Richard souffle l’idée de remodeler les flammes de cette fable de medianoche à Jean-Marie Machado, chef de leur orchestre Danzas, pianiste et compositeur. Baptisé « Variations musicales & chorégraphiques inventives d’après l’œuvre de Manuel de Falla et Gregorio Martinez Sierra » un nouvel Amour Sorcier, intense et original, nait en 2019 au CDBM pour la Biennale de la Danse du Val-de-Marne, avec la Compagnie Chatha dans la chorégraphie d’Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou. Profondément attaché au compositeur espagnol, Jean-Marie Machado fond les vertus de l’écriture « fallesque » à la sienne. A l’éclatant tissage d’Espagne andalouse et d’Occident classique, s’ajoute la luxuriance de nouveaux alliages : harmonies, modulations moyen-orientales, jazz, affinités stravinskiennes, ravéliennes, rythmiques latines ou swing notamment. Bien que plus universel, le caractère dramatique demeure vif, véhément, pour embraser la danse.

Plein de nuit et d’un piano sobre, le plateau s’éclaire peu-à-peu, se garnit d’artistes arrivant sagement, côté jardin. Si, instantanément, la mise en espace attire l’œil par sa classe presque sévère, c’est sa fusion avec la musique et la danse, leur traversée, ensemble, de la vie de la gitane Candela qui nous conquièrent. Sur une vaste mer étale et blanche, en révolution permanente autour de l’île noire aux musiciens, les danseurs jouent les chagrins, les amours de Candela. Fidèle à celle du duo Falla-Sierra, elle est ici ensorceleuse en magie blanche ou noire, comme le bien ou le mal ; minuit noir, minuit blanc, symbole fort de sa légende. Toutes les grâces jaillissent de l’île aux onze musiciens, au milieu de la scène. De l’intégralement noir du sol et des vêtements émergent la chaleur acajou des bois, des entrailles du piano, les chatoiements or et argent des cuivres et de la batterie, la blondeur paille de la chanteuse. Le soin du son, des enchevêtrements de timbres touchent, - particularités de Jean-Marie Machado et Danzas - ; la poésie ardente comme la verve des scansions de cette partition émeuvent infiniment. Avec eux, la lumière acérée d’un mât laser semble faire rayonner la persistance d’El Amor Brujo. La spontanéité pétille dans les veines de la danse, foncièrement contemporaine. Pieds nus, évoluant soyeusement, les six danseurs en noir et or (3 femmes et 3 hommes) glissent côte-à-côte dans des marches et gestuelles identiques, plongent dans un récit expressif, enfin jettent les feux des héros dans des solos captivants. Sur leur terre blanche viennent converser alertement avec eux instrumentistes et cantaora. Cantaora, le soprano Karine Serafin utilise essentiellement son ample registre de poitrine, à la ligne fluide, saisissante, aux couleurs rugueuses, qu’elle s’unisse au cœur de la musique, sur l’île ou enveloppe les paroxysmes de la danse.

Une création généreuse, jubilatoire, que nous espérons retrouver rapidement, post-lockdowns !

Distribution :

L’Orchestre Danzas : Jean-Marie Machado (piano), Cécile Grenier et Séverine Morfin (violons altos), Guillaume Martigné (violoncelle), François Thuillier (tuba), Didier Ithursarry (accordéon), Jean-Charles Richard (saxophones), Elodie Pasquier (clarinettes), Stéphane Guillaume (flûtes), Stracho Temelkovski (percussions), Karine Serafin (voix)

La Compagnie Chatha : Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou (chorégraphes), Marion Castaillet, Gregory Alliot, Phanuel Erdmann, Johanna Mandonnet, Fabio Dolce, Sakiko Oishi (interprètes)

Lumières : Eric Wurst
Régie Lumière : Boris Moliné
Sonorisation :
 Gérard de Haro
Régie son : Etienne Clauzel
Costumes : Aïcha M’Barek

Production : Cantabile / Compagnie Chatha




 





mardi 20 février 2018

TRAVIATA-MINUTE par la Compagnie-Opéra.3 - Avant-premières le 23/02/18, lien pour inscription si places disponibles-




   Proche et presto sont les deux principes de base des Opéras-Minute de la Compagnie-Opéra.3 , créée en 2003 par Jeanne Debost, directrice artistique et metteure en scène. Invite à rencontrer l’art lyrique, à ressentir le charnel dans le chant en plaçant les artistes près du public, zoom d’une trentaine de minutes sur une œuvre célèbre du répertoire lyrique, cette forme d’opéra miniature peut se jouer dans des lieux de tailles différentes ou inhabituels (écoles, hôpitaux, prisons, etc…), et à des prix abordables.
   Après Lakmé, Rigoletto, La Flûte Enchantée, Didon et Enée et une Carmen comico-culinaire, Opéra.3 va emporter sa Traviata partout. Violetta Valéry y aimera Alfredo Germont, fils de bonne famille, et devra sacrifier son amour au nom de la morale bourgeoise du père Giorgio Germont. Parce que « the show must go on », elle reviendra à sa vie de courtisane et mourra de tuberculose dans les bras de son amant. La chronologie de l’œuvre de « Big boss Peppino » (Verdi) est conservée, mais nous sommes dans une émission radiophonique des années 70 et l’histoire nous est racontée, comme un fait divers, par une speakerine, Laetitia Le Mesle comédienne, dans une adaptation écrite par Isabelle Monier-Esquis (metteure en scène) et sa co-librettiste Aurélie Gay (professeure de Lettres). Sans falbalas, sans décor ni détails superfétatoires, avec seulement deux tabourets et deux pupitres sur le plateau, la soprano Cécile Achille, en intense demi-mondaine, va mettre à nu son amour fou pour le romantique Alfredo, face à son rigidissime de père Giorgio Germont, les deux interprétés pas le baryton Guillaume Paire, et tous emmenés par le lyrisme de la guitare électrique de Joachim Machado. Si l’instrument est sonorisé, les chanteurs lyriques ne le sont pas. Les plus grands airs de l’opéra sont interprétés (E strano, Libiamo, Teneste la promessa, Un di felice…),  dont certains en entier (sans reprise). Jeanne Debost a réuni une équipe artistique énergique, efficace, adaptable à la rapidité demandée, musicalement comme scéniquement, mais apportant un regard neuf sur l’œuvre. Aux sanglots et frissons de La Traviata verdienne s’ajouteront verve comique de la comédienne et des chanteurs, comme ornements jazz, rock, tango du guitariste -arrangeur, les liaisons créatives induisant le magnétisme de l’art lyrique aux profanes.
   Vous pouvez assister à l’une des trois avant-premières du dernier opéra-modèle réduit de la Compagnie- Opéra.3, en attendant leur Don Giovanni-Minute d’après Mozart en 2018 aussi. Il suffit de vous inscrire sur le lien ci-dessous, dans la mesure des places disponibles :
https://docs.google.com/forms/d/e/1FAIpQLSfe-glZ6AoDYQUh8oN2qwOUMEXHFu7ocp5JiaaXP-3NGTKw3w/viewform

Entre autres productions d’Opéra.3 (voir leur site),
-              pour 2019, Le Vaisseau Fantôme, aventure lyrique de chambre, d’après Wagner, spectacle lyrique d’une heure environ,
-              les 12 et 14 juin  2018, à la Seine Musicale de Boulogne, le Chœur de Collèges, La Légende du Hollandais Volant pour 600 collégiens, d’après Wagner aussi. Ce spectacle a été choisi par le Ministère de l’Education pour représenter les actions spécifiques en milieu scolaire en juin prochain à la Philharmonie de Paris.
-              préparation d’un livre de cuisine lyrique, autour de la Sarsuela, l’Opéra Espagnol, sur la trame du spectacle Carmen-cuisine.















vendredi 15 décembre 2017

CARMEN, musique/Georges Bizet, livret-poème/Henri Meilhac et Ludovic Halévy - mes/Calixto Bieito, dm/Mark Elder - Bastille/25.06.17/Culturebox/16.07.17 -
















Prosper Mérimée - 1803/1870 -






























   Saison lyrique 2016/2017, pour moi année de trois "Carmen".
Février 2017, "Carmen" nue, dans son plus simple appareil, "sans les artifices d'une mise en scène, structure musicale et forme versifiée, comme une leçon d'anatomie,(TCE/01.17/France-Musique/19.02.17/dm. Simone Young). Lien/blog/ci-dessous :
http://cantatablu.blogspot.fr/2017/05/carmen-musiquegeorges-bizet-livret.html
Juin 2017, "Carmen" poésie, astre nerveux, peinture d'un sud magnétique, scansion de puissantes émotions, (Opéra de Rennes/streaming/08.06.17/mes. Nicola Berloffa/dm. Claude Schnitzler) - Lien/blog/ci-dessous :
Juin et juillet 2017, "Carmen" sanglante, même mise en scène mais deux distributions différentes, souverainement fidèle aux créateurs, parce que de pure race espagnole et d'essence gitane, sécheresse d'arène, désirs moites et sauvages, rixes tragiques, (Opéra Bastille/25.06.17 et Culturebox/16.07.17/mes. Calixto Bieito/dm. Mark Elder) - Texte ci-dessous.


   Que d'esclandres et de querelles pour cette "Carmen-Bieito", certes non conventionnelle mais conforme à ses créateurs ! Calixto Bieito est le digne héritier spirituel de Prosper Mérimée d'une part, et du trio Bizet/Meilhac/Halévy de l'autre. Sa "Carmen" sanglante résonne des mêmes sauvagerie et violence que la saisissante nouvelle de l'écrivain. Elle est de pure race espagnole et d'essence gitane, comme l'ont voulue compositeur et poètes, guidés avant tout par Mérimée, rompu aux voyages en Espagne, hispaniste compétent, puis inspirés par d'autres connaisseurs comme Gustave Doré et Jean-Claude Davillier dans leur "Voyage en Espagne"/1874/BNF, ou encore par Théophile Gautier et Alexandre Dumas. Bieito libère ce chef-d'oeuvre d'un folklore obsolète et lui retrempe l'âme par une vision contemporaine.
Au-delà des hardiesses du metteur en scène, une redoutable prophétie "El amor es como la muerte", criée d'une voix rauque par l'acteur Alain Azerot. C'est lui Lillas Pastia, l'ami de la Carmen, black en costard blanc qui s'avance seul au final du Prélude, dans l'immensité noire de Bastille. Ce grand efflanqué à la dégaine de salsero (musicien de salsa), entre borborygmes rigolards et prestidigitation, lance la tragédie... Comme cet avant-propos, trois entractes : respirations orchestrales pour Bizet, veines d'inspiration pour Bieito. Fin de l'acteI -premier entracte, sur l'arène grise une gamine danse. Sa finesse enfantine, ses bras, ses mains improvisent un vieux flamenco viscéral, dialoguent avec les légèretés de la Chanson du Dragon d'Alcala... Au second entracte-fin du II, l'arène se fait bleu de nuit étoilée sur souffle lyrique d'une partition destinée au départ à "L'Arlésienne". Un jeune torero se met nu et s'entraîne, nudité de l'artiste qui travaille son art, sérénité d'une vie intérieure... Après sa rupture avec Don José, troisième entracte-fin du III, Carmen effondrée quitte Lillas Pastia, saisi d'un mauvais pressentiment. Dans un silence général, il hurle le nom de son amie et renverse "Osborne", le gigantesque taureau publicitaire. Quelques "chicos" le démontent accompagnés par la musique lumière de soleil. Pastia torée la tête de la bête en bois tenue par deux soldats, dans une fiesta de flamboiements à l'orchestre... Ces émouvantes digressions ont la grâce de la poésie de Federico Garcia Lorca et ré-insufflent de la souplesse à un opéra d'une fluidité déjà étonnante. L'attachement de Bieito à la musique de Bizet y est très palpable.
Le drame lui-même a été transposé au XXème siècle. Ici les pratiques du franquisme (fin 1977) polluent encore l'armée. On évacue un soldat, mort de la punition qui lui a été infligée : courir autour du mât de la caserne jusqu'à épuisement (I/1-2), tandis qu'on distribue de la nourriture aux enfants pauvres (pas drôle le choeur des "petits soldats" de l'acteI). Le caporal Zuniga et son brigadier Moralès sont brutaux, leurs hommes terriblement grossiers. Par contre, quel régal cette foule espagnole aux vêtements bariolés et farfelus, qui se rue sur scène pour la corrida du IV, avec sa blonde, talons aiguilles et maillot pailleté deux pièces, s'enduisant de crème à bronzer, sur serviette de plage jaune et rouge (costumes/Mercè Paloma) ! A la manière du cinéaste Pedro Almodovar, Calixto Bieito met en scène un banal spectaculaire, une masse populaire grouillante, agglutinée au bord du plateau et chantant très près du public, une explosion réjouissante. 
Je définirais de néo-vériste sa vision des territoires gitans underground auxquels appartient sa Carmen et qui reflètent la même marginalité, mais au XIXème siècle, décrite par Mérimée dans sa nouvelle. Ces soixante-six pages (environ) sont d'un réalisme effrayant et n'ont de romantique  que leur passion funeste. Notre gitane y vit dans la prostitution, le vol, le meurtre, la luxure...et entraîne Don José à commettre trois crimes ! Malgré le beau style de Prosper Mérimée, cette lecture suscite l'antipathie par sa sécheresse et sa cruauté. En revanche, de moeurs sulfureuses en lyrisme lumineux, Bieito a bien dosé son cocktail.
Si à l'acteI il annonce la couleur, avec torture de soldat sur musique d'opérette légère et charmante, s'il y dévoile sa Carmen, plus indomptable et lascive, plus rusée et dangereuse que la norme, c'est à partir du II qu'il nous sert la "substantifique moëlle" de son discours. La fin de soirée chez Lillas Pastia, avec Chanson Bohème exaltée et sensuelle (II/12), devient zone déserte avec débauche et beuverie autour d'une Mercédes 280. Les sexy bohémiennes Frasquita et Mercédes dansent pour racoler Zuniga et Moralès, ivrognes excités. Le fric vole, Pastia le distribue et la Carmencita finit son air en soutien-gorge sur le toit de la voiture. Comme cet intense "baile flamenco", l'avilissement va "accelerando". Au II/15 bavardage moqueur des deux caïds Le Dancaïre et Le Remendado avec notre trio féminin, le quintette de style opéra bouffe garde toute sa vivacité, mais l'irrésistible récréation tourne à l'ouragan menaçant, les deux hommes n'hésitant pas à donner cadeaux et argent, à sortir cravache et couteau pour se faire obéir. Zuniga va mourir sous les coups de tous au II/18, Don José le frappe par jalousie, Carmen et ses chefs par peur que le gang ne soit découvert. Dans le livret cette scène est une mise en boîte ironique où on flanque dehors le caporal escorté par quatre bohémiens armés. Elle se voit ici transformée en un meurtre féroce, suffocant, une authentique séquence de thriller. Chez Mérimée Zuniga meurt aussi dans une rixe.
Les chanteurs-acteurs sont d'une justesse stupéfiante, dirigés par un metteur en scène méticuleux, visant la vérité des milieux qu'il décrit. On le ressent fortement d'autant plus qu'ils jouent dans des décors (Alfons Flores) réduits à l'essentiel : une arène vide, aux couleurs changeantes, image puissante d'Espagne et de mort, et un défilé de Mercédes en pleins phares, la voiture classique pour tracter les caravanes.
Ray-Ban de légende, tatoué, musclé et maniant la cravache, Jean-Luc Ballestra est le brigadier Moralès, baryton robuste, petit coq orgueilleux et sadique. Son chef Zuniga, la bonne basse François Lis, raffole de débauches vicieuses et alcoolisées qu'il paye aux bohémiennes. Vouloir user de son pouvoir de caporal pour posséder Carmen lui coûtera la vie. Après les ripoux, les canailles, Le Dancaîre/Boris Grappe et Le Remendado/François Rougier se répandent en railleries et agressivité dans un chant incisif. Brillantes musiciennes, Vannina Santoni/Frasquita et Antoinette Dennefeld/Mercèdes incarnent avec subtilité deux allumeuses déjantées aux caractères bien distincts. Dans leur saoulographie comme leurs danses impudiques, la Frasquita tangue avec moelleuse mollesse, la Mercèdes, elle, garde une agilité nerveuse, érotique. Chez Bieito, le toréador Escamillo reste un héros populaire qu'Ildar Abdrazakov interprète idéalement. "Prince Hercule" en costume trois pièces, son chant corsé, capiteux subjugue l'assemblée et l'ensorceleuse Carmencita dans l'air du Toast (II/14). Mais, s'il est généreux, le toréro n'est pas dupe du goût des zingare pour l'argent frais. In fine, sur fond de scène noir, ce colosse en bas roses et habit de lumières jaune vif ne vivra que deux minutes de griserie amoureuse, seul avec sa gitane toute de rose pâle pailleté (IV/27) ! Mes deux Micaëla, Marina Costa-Jackson (Bastille) et Maria Agresta (Culturebox) ne sont pas candides sirupeuses mais simples filles de prolo. Le plumage est composite, entre quelconque et baba cool bigarré, pour cette espagnole moderne, au vernis à ongle de tradition. Nos deux sopranos y ont du style, du talent et le volume nécessaire pour cette scène immense. Marina Costa-Jackson, soprano lyrique tirant vers le "spinto", convient moins à ce rôle que Maria Agresta vrai soprano lyrique. 
Don José est un personnage transparent et c'est ce qui le rend presque toujours sympathique. Qu'il soit joué par Bryan Hymel ou Roberto Alagna, son caractère, plus viril ici que dans d'autres mises en scène, fait ressortir ce fonctionnement schématique et on a pitié de lui. Roberto Alagna est un Don José pour l'Histoire. D'aucuns diront que ce rôle est une promenade de santé pour notre "Moelleux Phébus" ou encore qu'il le chante d'instinct. Ces sentiments naissent de sa longue intimité avec le brigadier, de sa maîtrise des difficultés de la tessiture mêlées au dramatisme de la partition, de son art de la morbidezza quels que soient la dynamique ou le tempo... Notre autorité du chant français embrase radicalement la fin de l'acte IV, s'y consume sans bornes, en particulier avec sa Carmen "habituelle" Elina Garanca, nous laissant dévorés de peine, anéantis lorqu'il la tue. Bryan Hymel n'a pas autant de Don Josés au compteur que Roberto Alagna. Il a seize ans de moins que notre ténor national et son incarnation du navarrais a moins de profondeur dramatique. Mais quelle élégance dans ce chant ! Tendresse du duo avec Micaëla (I/7) comme émotion douloureuse de l'Air de la Fleur à Carmen (II/17), on est suspendu à cette ligne aristocratique, aisée, limpide. Au final du IV, le timbre enlace densité et métal pour aller au tréfonds d'un Don José qui se fracasse. La voix de Bryan Hymel s'est étoffée depuis son cd/"Héroïques"/2015, elle vibre intensément sous la charpente de Bastille.
Autant de cynisme "mériméen" que de "bizétienne" ardeur chez mes Carmens, Anita Rashvelishvili et Elina Garanca, autant de qualités communes chez ces deux grands fauves, les plus essentielles étant d'être exceptionnelles et captivantes de bout en bout. Cependant la "peau bistrée" de Rashvelishvili est plus farouche, celle de Garanca plus fiévreuse. Qu'elle soit Carmen, Dalila ou Amnéris, toutes trois entendues à Bastille, notre grand-mezzo georgien pilote son interprétation avec un art de la gradation savant aussi bien que luxueux, faculté liée à son ampleur vocale stratosphérique et à sa réflexion sur une bonne utilisation de l'énergie. Elle peut passer en une seconde d'une forme de nonchalance vocale, presqu'une absence, à un jaillissement sonore ahurissant. Musicalement et naturellement elle a la trempe de Carmen, passionnée, mystérieuse, féline. "Ebano rojo" l'ai-je surnommée (l'ébène rouge, le meilleur bois pour les castagnettes), en songeant à sa première zingara de La Scala/2009, au jeu déjà idéal, au timbre envoûtant couleur d'ambre brune. Garanca la blonde met le feu au plateau dès qu'elle entre en scène, et l'incendie ne s'éteint qu'avec la mort de sa gitane, au final du IV. Non que son théâtre soit égal, mais elle a l'âme d'une tête brûlée, plus émotive que secrète, rarement flegmatique, souvent exaltée, une bête de scène chevronnée à la voix velours violine, opulente.
Ecouter le Choeur de l'Opéra de Paris à Bastille est toujours un bonheur jubilatoire, à cause de l'espace, de la masse de choristes utilisés et de leur grande classe, pratiquement dans tous les répertoires. 
L'Orchestre de l'Opéra de Paris fait vibrer ici le swing rayonnant de la "Carmen" bizétienne, dirigé par un Mark Elder tonique, mais très orthodoxe dans ses dynamiques, ses couleurs, ses tempi.
Cette production de Calixto Bieito  fait partie maintenant de mises en scène d'opéra dites "classiques" et ce n'est que justice.

jeudi 21 septembre 2017

CARMEN, musique/Georges Bizet, livret-poème/Henri Meilhac et Ludovic Halévy - mes/Nicola Berloffa, dm/Claude Schnitzler - Opéra de Rennes, 08.06.2017 -

Georges Bizet / photo Carjat
Ludovic Halévy (assis)
et Henri Meilhac

  


       Célestine Galli-Marié
        


   Saison lyrique 2016/2017, pour moi année de trois "Carmen".
Février 2017, "Carmen" nue, dans son plus simple appareil, "sans les artifices d'une mise en scène, structure musicale et forme versifiée, comme une leçon d'anatomie,(TCE/01.17/France-Musique/19.02.17/dm. Simone Young). Lien/blog/ci-dessous :
http://cantatablu.blogspot.fr/2017/05/carmen-musiquegeorges-bizet-livret.html
Juin 2017, "Carmen" poésie, astre nerveux, peinture d'un sud magnétique, scansion de puissantes émotions, (Opéra de Rennes/streaming/08.06.17/mes. Nicola Berloffa/dm. Claude Schnitzler) - Texte ci-dessous.
Juin et juillet 2017, "Carmen" sanglante, même mise en scène mais deux distributions différentes, souverainement fidèle aux créateurs, parce que de pure race espagnole et d'essence gitane, sécheresse d'arène, désirs moites et sauvages, rixes tragiques, (Opéra Bastille/25.06.17 et Culturebox/16.07.17/mes. Calixto Bieito/dm. Mark Elder) - Texte à venir sur ce blog.

   Vue en juin, puis revue en septembre (site/Opéra de Rennes), la "Carmen-Berloffa" conserve toujours ses mêmes forces : poésie, perfection du temps théâtral en adéquation avec musique et images, style nerveux fondant d'émotions, entre Italie moelleuse et Espagne rugueuse. Berloffa est un metteur en scène qui fait beaucoup avec peu. Les décors sont trois, simples mais efficaces (Rifail Adjarpasic). Brièvement, au I et II, hangar de bois et ventilos géants à hélices, au-dessus d'énormes persiennes éclairées, réminiscences de films américains, polars ou westerns. Au III, bidons braseros et arbres déracinés pour la forêt. Mais le coup de génie de cette mise en scène se trouve au quatrième acte : cirque mammouth, fanfares et toreros, foultitude bruyante et fiesta sont remplacés par une salle de cinéma de campagne, où un public de tous âges regarde le film "Carmen" d'Ernst Lubitsch (1918). Sur l'écran, c'est jour de corrida à Séville -comme au IV de l'opéra-, et l'assistance vit conjointement l'action, chante, danse, imite... Passé et présent vibrent, assemblés, chaleureuses superpositions d'images. 
Les couleurs des costumes sont peu nombreuses mais alliées avec bonheur (Ariane Isabel Unfried). Noir abondant, sud oblige : noires les combinaisons recouvertes de blouses beiges pour Carmen et les cigarières. Avec leurs longs cheveux dénoués elles évoquent l'actrice italienne Anna Magnani (I). Noires les robes de danse et  leurs jupons blancs, noir et jaune les tenues de quelques danseuses originales. Personnage aux antipodes de Carmen, Micaëla est toute rose fuschia au I. Au III et IV, là où se déroule la tragédie, l'esprit du noir change, s'oppose au blanc, âpre combat entre vie et mort. Les chevelures se nouent en chignons sévères au bas des nuques, les visages se font flamencos, que seules viennent éclairer les perles blanches des boucles d'oreilles. Autres vertus de cette mise en scène, une direction incisive des chanteurs et des acteurs, avec un grand souci du texte, et une séduisante organisation graphique des mouvements de groupes en tableaux symétriques et asymétriques, bien synchronisés.
Pour ce plateau vocal pas de stars et tout leur tralala, mais du luxe francophone et les fastes de sensibilités frémissantes.
Julie Robard-Gendre a la caresse des sons et la caresse du feu de Carmen, elle en a pleinement l'étoffe. C'est avec l'allure désinvolte et aristocratique d'une panthère qu'elle rencontrera et aimera Don José aux premier et second actes. Son chant est électrique, généreux, la ligne de grande souplesse et les graves corsés. A partir d'un air des Cartes au tempo optimum, de panthère elle devient aigle, cheveux tirés, regard perçant, désespérée (III). Cette silhouette altière noire et blanche va déployer de vastes ailes pour affronter sa mort avec courage (IV).
Son Don José/Antoine Bélanger est stylé. Si la voix n'est pas des plus amples, elle est admirablement conduite. Bélanger contrôle toujours technique et drame dans cette tessiture difficile, souvent située dans la zone de passage. Peu fréquent, il nous offre un si bémol aigu, tenu pianissimo, comme écrit en fin d'air de "La Fleur que tu m'avais jetée" (II/17). Candide et profondément amoureux (I et II), décomposé par la jalousie jusqu'à la rage et le délire meurtrier (III et IV), le ténor varie l'expression et fait sans cesse évoluer son personnage. Captivant !
Repérée en Lisa dans "La Sonnambula" de Bellini (Bastille/2010), Marie-Adeline Henry a timbre charnu et projection vigoureuse. Sa Micaëla est plus romantique que naïve, de présence intense, nuances fignolées et grand souci des couleurs. Escamillo sans habit pailleté ni excès de fanfaronnade, Régis Mengus est un jeune et sémillant torero, aux nerfs solides, au chant soigné. La bande à Carmen, ses quatre potes bohémiens, Frasquita/Marie-Bénédicte Souquet, Mercèdes/Sophie Pondjiclis, Le Dancaïre/Pierrick Boisseau et Le Remendado/Olivier Hernandez sont "au poil", fins chacals et renardes guillerettes au mordant et à l'agilité essentiels pour l'opéra-comique. La bonne basse Ugo Rabec est l'antipathique officier Zuniga, cherchant à posséder Carmen et tué sans pitié par Don José au II/18. Sans oublier Jean-Gabriel Saint-Martin, caporal Moralès ad hoc en harceleur doué, et le tavernier Lilas Pastia/Benjamin Leblay, veste et borsalino immaculés, surveillant de près la consommation de manzanilla de nos exquises Frasquita et Mercèdes ! Les gamines et gamins de la Maîtrise de Bretagne sont les plus mimis et plus appliqués petits soldats de l'année, avec un Choeur de l'Opéra de Rennes louable et de caractère (Gildas Pungier).
   Si de plus jeunes adoptent des tempi expéditifs sur l'ensemble de l'oeuvre, le chef d'orchestre Claude Schnitzler, avec un impeccable Orchestre Symphonique de Bretagne, fait respirer la partition, moins d'éclat et plus de récit. Le chef-d'oeuvre de Bizet a tous ses parfums, élans impétueux, équilibres comiques comme palpitations romantiques. Une "Carmen" classique, dans toute sa plénitude.
   "L'intelligence-Surrans", comme j'appelle le Directeur de l'Opéra de Rennes (jusqu'en janvier 2018), déterminé depuis toujours à faire aimer par tous la voix et l'opéra, a façonné une mosaïque artistique de coeur, de classe, de relief pour sa "Carmen"- grand écran.



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mardi 25 juillet 2017

OTELLO - musique/Giuseppe VERDI, livret/Arrigo BOÏTO, d'après William SHAKESPEARE - dm/Antonio PAPPANO, mes/Keith WARNER, ROH/ciné-live/28.06.2017 - ESULTATE !!! -






   Avant de rentrer dans les transes musicales de l'OTELLO de Verdi/Boïto-ROH/2017, abordons la mise en scène de Keith Warner, antipathique par ses quelques loupés et ses décors réfrigérants (Boris Kudlicka). Inélégants les panneaux coulissants, comme des tôles de chantier de différents coloris, où seules des meurtrières rappellent le 15ème siècle du livret. Maigre choeur figé dans un coin, arbre mort, lys clairsemés, une scène des fleurs peut-être volontairement désolante (II/3), alors que ce temps de bonheur pour Desdemona devrait plutôt s'opposer visuellement aux premiers stigmates de la jalousie d'Otello, qui lui précèdent. Et, face au délire violent de ce dernier sur l'hypothétique infidélité de sa femme (III/9), faible idée que ce graffiti blanc "Ecco il Leone", redite du texte sur un panneau noir passant en fond de scène ! Jusque-là portant coquets pourpoint et chausses -15ème siècle, voici notre Jonas Kaufmann/Otello costumé d'une djellaba et d'un saraouel, en tissus grossiers, pour aller tuer Desdemona (IV/3). D'un goût douteux... Pour K.Warner est-ce un retour à ses origines mauresques qui pousse notre général de l'armée vénitienne au crime, ou les complexes de sa négritude, de son âge, fondus dans la jalousie ? Enfin, d'un gore carnavalesque, les litres d'hémoglobine coulant de sa poitrine au moment du suicide (IV/4-scène finale). En revanche, les costumes d'époque de Kaspar Glarner sont remarquables, par la finesse des formes, la richesse des matériaux et K. Warner dirige impeccablement ses chanteurs-acteurs. Pour autant, je le trouve inexcusable, parce que ses choix scénographiques freinent les émotions portées par le drame, les chanteurs et la musique, au lieu de les exalter.
   L'opéra au cinéma favorise le théâtre des chanteurs, grâce aux différents cadrages qui les rendent proches de nous. Dans les maisons d'opéra, même bien placés, il est difficile de suivre aussi bien leur incarnation du personnage et leur investissement émotionnel.
S'il n'a pas l'impassibilité voulue par Victor Maurel, créateur du rôle à Milan en 1887, le Iago de Marco Vratogna sait transformer son comportement à chaque instant, obstinément, pour arriver à ses fins. Nota bene : Tito Gobbi, Iago extraordinaire, n'était pas impassible. Dans cette partition, exigeant autant de diction et de mezza voce que de cantabile, le chant de Vratogna est puissant, totalement pénétré de la perfidie et de la haine du manipulateur. Troublant son "Credo in un Dio crudel" (solo-II/2). Fascinants les nombreux duos avec Kaufmann, quelle complicité dans la musique, dans l'aisance corporelle, dans leur jeu vif !
"Elle impressionnera sans vouloir faire impression", dit Boïto de Desdemona (cf. "Disposizione scenica"/1888). Et c'est un style dépouillé mais intense que Maria Agresta veut pour son épouse d'Otello. Premier duo avec lui, "Già nella notte densa" (I/3), invitation à la quiétude et à la tendresse, cantabile liquidissime et nuances délicates. Premiers soupçons de l'époux (II/4) et le chant d'Agresta se charge de chagrin. Ses yeux seront pleins de larmes lorsqu'il la traite de "vil cortigiana" (III/2) et jusqu'à sa mort. En fin, un cor anglais, deux flûtes, le chalumeau de deux clarinettes (registre grave), des instruments à vent, mais aucune corde pour un Prélude du IV, sans fard, comme notre Desdemona. Puis, "Canzon del salice" et "Ave Maria", d'une sensibilité lumineuse.
Otello, rôle redoutable pour ténor dramatique, plus que lyrico spinto. Seules ces deux catégories peuvent courir cette aventure, sans trop de risques. Le chanteur doit associer un contrôle vocal...musclé à une tension dramatique colossale et Jonas Kaufmann combine les deux avec maestria. "...les paroles de Iago font l'effet d'un poison, injecté dans le sang du Maure. Il faudra présenter le progrès fatal de cet empoisonnement moral dans toute son horreur", dit Boïto (cf.."Disposizione scenica"/1888). Assurément, Kaufmann nous fait vivre une évolution du Maure phénoménale ! Si "Esultate" nous signale sa santé éclatante (I/1), revoilà notre "Astre poète" familier dans le seul duo d'amour et de félicité avec Desdemona (I/3). De la blessure de jalousie initiale, ouverte par Iago (II/3) au borderline criminel et suicidaire (IV/3/4), JK revêt bon nombre d'états. Unis au chant, visage et regard se métamorphosent, rugissements de colère et brutalité(II/4/5-III/2), désespoir infini (solo-III/3), violences cataclysmiques (III/4/5/6/7//8), démence irréversible (III/9). La performance du chanteur ET acteur est exceptionnelle.
Belles découvertes :  Frédéric Antoun/Cassio de voix et jeu racés, Kai Rüütel/Emilia franche et sensible, In Sung Sim/Lodovico robuste comme impeccable. Bons comprimari : Thomas Barnard/Un hérault, Thomas Atkins/Roderigo, Simon Shibambu/Montano.
   Pour Antonio Pappano cet "Otello"est un Everest et les Everest vont bien à Pappano ! Il a la vigueur, la générosité, l'endurance indispensables pour diriger guerre des nerfs et fond des coeurs, audaces harmoniques et subtilités mélodiques du "capolavoro" des dernières verdeurs verdiennes. Une direction musicale et un Orchestre/ROH rutilants, des Choeurs/ROH détonants.
   Le "projet chocolat", comme l'appelait "Big boss Peppino" (Verdi), était une proposition amicale mais bien calculée de Giulio Ricordi son éditeur, soutenu par l'amie de toujours Clara Maffei (1879). Il aura fallu cinq ans et deux panettoni décorés d'un petit nègre en chocolat -offerts par Ricordi aux Noëls 1881 et 1882- pour mettre Verdi au travail (1884), avec Arrigo Boïto comme librettiste. "Otello", une des cathédrales de l'art lyrique, édifiée par deux colosses du drame musical, un compositeur dans sa plénitude et un librettiste-poète à la patte stylée, resplendit par sa densité et sa précision dramatiques, son lyrisme coruscant. Superbe cohésion entre musique et livret, "l'investissement idéal du sens dans le son" comme dit si bien Jean-Michel Brèque/ASO n°3/1990. Esultate !!!

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mercredi 14 juin 2017

- SONYA YONCHEVA, surnom "Yonchy l'aurora" -

   Récital de Sonya Yoncheva et Piotr Beczala au Palais des Festivals de Baden-Baden, sur Arteconcert/2017. Massenet, Bizet, Gounod, Lehar...Tiens, "La vie en rose" de Marcel Louigy, d'une simplicité et d'un tel abandon chez la Yoncheva que pas une seconde on ne regrette la Piaf...Beczala est parfait, mais j'en causerai une autre fois...Et l'inoxidable "Brindisi" de La Traviata de Verdi, où les émotions se débrident, in fine...Le récital est classique, très classique, mais la tranquillité du rituel permet à l'esprit du spectateur de voyager...
Premier duo, et dans l'instant le "Oui ! Je fus cruelle et coupable" de la Manon de Massenet (scène du séminaire) me transporte dans cette soirée du Concours Operalia/2010. "Yonchy" y était déjà Manon, dans "Je marche sur tous les chemins", et...peignait déjà des arabesques. Dès les premiers "Je suis belle et je suis heureuse", on sait qu'elle va gagner. Certes, le métier est bien là, et une part de talent, qui donnent l'aplomb et l'aisance. Le chant lyrique ne peut se passer d'une technique solide. Mais l'interprète a charge d'âme, celle du compositeur, et leurs âmes parfois ne font qu'une, tant elles sont soeurs. Joie jouissive sont la Bartoli et Vivaldi enlacés, poésie intimiste la fusion Kaufmann-Puccini, vertu des passions l'union Verdi-Netrebko. L'étreinte musicale Yoncheva-Massenet, elle, est volupté romantique. Moelleuse mélancolie, métal vermeil des exaltations, rêveries soyeuses et dense ferveur, Sonya Yoncheva a le galbe et le génie des héroïnes massenétiennes...
Sa Poppea, lascive et flamboyante, assortie au Nerone hystérique de Max Emmanuel Cencic, m'a réconciliée avec Monteverdi, qui souvent m'a ennuyée, je l'avoue. Inspirés par les ondoiements sonores d'Emmanuelle Haïm (dm) et son Concert d'Astrée, par les excès "mise en scéniques" de Jean-François Sivadier, les chanteurs-acteurs de ce Couronnement de Poppée éblouissent (Dijon/Lille/2012 et dvd/Virgin Classics)...
Sur horde de crucifix tournoyants dans les airs, étonnant décor d'Alex Ollé et Valentina Carrasco, la Norma de Yoncheva est équilibre idéal, sérénité et clarté d'une ligne de chant alla Caballé, incantations de tragédienne alla Callas. Saisissants aussi, les duos avec Adalgisa/Sonia Ganassi et Pollione/Joseph Calleja (ROH/2016/cinéma)...
Je ne connais pas tous ses rôles, mais d'ores et déjà j'ai surnommé notre étoile "Yonchy l'aurora", pour les ineffables horizons rosés et lumineux qu'elle nous donne dans Massenet...

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vendredi 12 mai 2017

CARMEN, musique/Georges Bizet, livret-poème/Henri Meilhac et Ludovic Halévy -dm/Simone Young, TCE/01.2017/France-Musique/19.02.17- BIZET JE T'ADORE -



Georges Bizet


   Saison lyrique 2016/2017, pour moi année de trois "Carmen" et un simulacre.
Février 2017, "Carmen" nue, dans son plus simple appareil, "sans les artifices d'une mise en scène", structure musicale et forme versifiée, comme une leçon d'anatomie, (TCE/01.17/France-Musique/19.02.17/dm. Simone Young) - Texte ci-dessous.
Juin 2017, "Carmen"poésie, astre nerveux, peinture d'un sud magnétique, scansion d'émotions puissantes, (Opéra de Rennes/streaming/08.06.17/mes. Nicola Berloffa/dm. Claude Schnitzler) - Voir texte sur ce blog.
Juin et juillet 2017, "Carmen" sanglante, même mise en scène mais deux distributions différentes, souverainement fidèle aux créateurs, parce que de pure race espagnole et d'essence gitane, sécheresse d'arène, désirs moites et sauvages, rixes tragiques, (Opéra Bastille/25.06.17 et Culturebox/16.07.17/mes. Calixto Bieito/dm. Mark Elder) -Texte à venir sur ce blog.
Juillet 2017-Festival d'Aix-en-Provence, simulacre de "Carmen", ou comment un metteur en scène talentueux et intelligent écrit un "faux en opéra", interprété par des artistes ardents, (Arteconcert/mes. Dmitri Tcherniakov/dm. Pablo Heras-Casado) - Texte à venir sur ce blog.

   La Carmen de Marie-Nicole Lemieux et le Don José de Michael Spyres sont "oiseaux rebelles", comme le personnage de Carmen, chez Bizet, était symbole de transgression, il y a longtemps. Marie-Nicole Lemieux n'obéit pas à la loi des chanteuses-sylphides, imposée par trop de metteurs en scène aujourd'hui. Elle ne songe même pas à une version scénique de sa Carmen du TCE/2017 (Forumopera.com/B.Cormier/26.01.17) ! Pourtant, son délit de rondeurs, divinement habillées d'une robe bleu électrique et noire, y a révélé une zingara aux attraits chatoyants... Michael Spyres, lui, brave l'opinion du lyricomane impitoyable, rompu aux ténors puissants dans le rôle du navarrais, plus qu'aux dentelliers belcantistes distingués comme lui (Concertclassic.com/F.Lesueur/30.01.17). A fleur de tendresse et à fleur de fureur, son Don José sait nous apprivoiser.
Il plaît donc à un coeur d'insolente de parler de ces artistes aux tournures "cochinchinoises" dans ce "Carmen"/TCE/2017 (C.Du Locle/1832-1903, directeur de l'Opéra-Comique, qualifiait de "musique cochinchinoise" l'opéra de Bizet). Comme il plaît au mélomane pur et dur une version concert de l'opéra le plus mis en scène au monde, raffinement insolite mais terrain de vérité, pour tout opéra d'ailleurs. Vérité du magnétisme de l'oeuvre sur l'auditeur -musique et livret fusionnés-, de ses capacités à réjouir sa sensibilité comme son intelligence, à gagner son affection, sans les artifices d'une mise en scène, aussi subtile soit-elle. D'ailleurs, cette version concert du TCE a su faire scintiller l'esprit de "Carmen" du trio Bizet/Meilhac/Halévy. D'euphories ensoleillées en passions vertigineuses, son incomparable théâtre est bien là, enlaçant règles de l'opéra comique et réalisme, avant-garde artistique de la seconde moitié du 19ème siècle, qui renverse "le bon ton" en usage à l'opéra pour peindre le vrai du quotidien et des sentiments.
Dans sa direction musicale d'un Orchestre National de Radio-France magistral, la cheffe Simone Young estompe les délices des climats "couleur locale". Impulsives, toniques, ses images imaginent les âmes des héros ("images imaginées"/G.Bachelard). Les tempi, presque toujours rapides, le legato d'une grande élasticité (je pense à S.Rattle et à ses Berliner Philarmoniker), le tourbillon des nuances donnent son souffle cinématographique et technicolor à cette oeuvre construite par plans successifs, comme un film. A ce sujet, dans un texte remarquable "De la réalité au réalisme"/ASO n°26/1980, JL. Martinoty raconte le mélange intime de la musique et du livret dans "Carmen", comme l'influence du livre illustré "Voyage en Espagne"/1862 de JC. Davillier et G. Doré pour sa fabrication.
A mon sens, dans deux cas Simone Young gâte sa bonne sauce rythmique, volontairement ou par nécessités d'interprétation. Elle atténue l'accelerando qui augmente sur trois couplets et refrain de la Chanson bohème (II/12). Le mouvement devient presque uniforme, affaiblit l'escalade de la fièvre, de l'ivresse du baile flamenco. L'air de Carmen dans le Trio des cartes (III/20) est, lui, trop pressé. Un peu plus d'andante molto et un peu moins de moderato me semble capital ici. Pour que la Lemieux puisse charrier les chaudes épices de son timbre dans cette musique cruelle, pour amplifier le destin inévitable qui ruisselle des cartes, pour délier de la vie et draper de mort ce simple tissu de croches au legato sublime.
En Latin carmen est "prédiction" et le poignard funeste heurte déjà le chant paprika de notre bohémienne dans son jeu d'avenir. En Latin carmen est aussi "parole magique", femme-cannelle et femme-gingembre, Carmencita/Lemieux jette un charme sur Don José/Spyres, dès sa première entrée en scène (I/5). Dès la Habanera, elle nous conquiert de son contralto généreux, aisance féline et fougue jubilatoire. Ni coquetteries, ni coquineries dans sa danse pour Don José (II/17), mais une ligne franche et naturelle, celle d'une femme libre qui décide et agit par elle-même, une héroïne actuelle (cf. T.Berganza/ASO n°26). Hors du commun, cette gitane des quatre coins de l'horizon colore de clairs-obscurs palpitants Séguedille (I/10) et Chanson bohème. La soif inassouvie d'un amour absolu déchaîne ses emportements vocaux  et détermine la mort de notre astre de liberté.
A l'inverse, Don José est inapte à la liberté. Cet homme-ronron, "petit bourgeois" semble aspirer à une vie ordinaire (cf. R.Crespin/ASO n°26). Dans son premier air "Ma mère, je la vois" (I/7), le Don José de Michael Spyres vibre de toute la tendresse émue de son caractère modéré et sentimental. Mais la fleur de cassie lancée par la Carmen a déjà bouleversé toutes les fibres de son être (I/6). La grande intelligence de Spyres est l'évolution vocale de son brigadier. Dans sa nudité et sa grâce, la chanson du Dragon d'Alcala a cappella est un poème de jeunesse et de candeur (II/16). Et bien que sa morsure au coeur l'oblige parfois à corser le timbre, le "joli garçon" illumine "La fleur que tu m'avais jetée" d'un infinie douceur, d'une sincérité plaintive (II/17). Là, alors qu'il sent Carmen lui glisser entre les doigts, il lui proclame son amour-dépendance dans un "Et j'étais une chose à toi" pianissimo avec une messa di voce sidérante sur un sib aigu et tenu. Ductilité du virtuose, audace du styliste raffiné. D'élégie amoureuse le chant de notre antihéros devient vaillance exaspérée. Dépassé par ses pulsions jalouses, sa souffrance intense face à son rival Escamillo, le "canari" Spyres fait flamboyer sa bravoure (tessiture difficile, souvent dans la zone de passage),  jusqu'à planter sa lame dans Super-Carmen (III et IV).
De Bouhy à Bou, il y a eu abondance d'Escamillos ! (JJA.Bouhy, premier Escamillo/1875). Mais, avec Jean-Sébastien Bou, oublions les usages d'un torero fanfaron et grandiloquent. Il l'a voulu austère, ce qui lui donne une profondeur inattendue (Olyrix/D.Dutilleul/02.02.17). Sa voix minérale et vigoureuse, paysage de granit noir, porte en elle le combat contre la mort, réalité immuable du quotidien d'Escamillo. Souvent mal ou non exécutés par d'autres interprètes, les appogiatures et triolets de doubles croches fusent dans l'Air du toréador (II/14), nets, minutieux, parfaits !
Dans la "Carmen" de Mérimée, nouvelle d'une violence impressionnante, Micaëla n'est pas un personnage mais la jeune navarraise des rêves de Don José. Les librettistes de Bizet l'ont créée. Liquide, lumineux, de rotondités opalines et fraîcheur de lait, le chant de Vannina Santoni insuffle toute la bonté et l'innocence de cette jeune fille dans le duo exquis avec Spyres/Don José (I/7). Au III/22, dans "Je dis que rien m'épouvante", alla Gounod professeur adoré de Bizet, ce soprano lyrique fascine par sa plastique dramatique, par la détresse de sa Micaëla. A mon avis, la Santoni est une forte Suor Angelica/Puccini en devenir (Youtube).
Le lieutenant Zuniga de Jean Teitgen est épatant. J'entends cette basse talentueuse, ces graves onctueux et insondables, dans les tragiques et horribles Silva de Ernani/Verdi ou encore Aleko et Malatesta des deux courts opéras de Rachmaninov, entre autres...
Drôle et appréciable, le baryton-basse/Frederic Goncalves en galant brigadier Morales dans les premières scènes.
Frasquita/Chantal Santon-Jeffery et Mercedes/Ahlima Mhamdi, pimpantes et malicieuses, Le Dancaïre/Francis Dudziak et Remendado/Rodolphe Briand, bons pistolets et roublards courtois, campent des gitans de premier ordre, chant et Français haut de gamme. Quintette (II/15), Sextuor (III/19) ou autres ensembles, leurs caquetages moqueurs ou philosophiques, badins ou hardis font la part d'opéra comique ingénieuse et succulente de l'écriture de Bizet.
Soldats enjoués, un des plus beaux choeurs d'enfants de l'histoire de l'opéra, cigarières et leurs frivoles fumées, bohémiens libres ou en danger...les choeurs sont partout dans "Carmen". Contrepoint stupéfiant, acclamant le toréador Escamillo au final du IV, ils sont la fête là où est la tragédie, lorsque Don José poignarde Carmen...Comme des protagonistes, le Choeur de Radio-France et la Maîtrise de Radio-France, royalement préparés respectivement par Lionel Sow et Sofi Jeannin, déterminent le drame.
Je ne peux malheureusement pas parler de la mise en espace de Laurent Delvert, ayant écouté cette production -en boucle- sur France-Musique et non en salle.
Pour conclure, la place de "Carmen" dans l'histoire de l'opéra, analyse impeccable de René Leibovitz:
« CARMEN constitue une véritable synthèse de l’art lyrique au XIXème siècle. Nous pouvons dire que cette œuvre nous apparaît d’abord comme l’aboutissement d’une tradition artistique, les éléments principaux de cette tradition s’épanouissant et se métamorphosant ici en des éléments nouveaux. CARMEN remplit son véritable rôle de synthèse en « fermant » un passé au même degré qu’il « ouvre » l’avenir. (…)
   La situation historique de CARMEN est, en ce sens, tout à fait idéale. Survenant après la grande période de l’opéra bouffe et se servant encore de certains de ses éléments les plus valables, encadrée des deux côtés par les deux géants Verdi et Wagner et ayant appris à utiliser certains de leurs apports essentiels, précédant le vérisme qu’allaient illustrer bientôt Puccini, Mascagni et Leoncavallo et annonçant déjà certaines de leurs acquisitions les plus importantes, cette œuvre se trouve bien dans une situation privilégiée qui fait penser à un carrefour peut-être unique dans l’histoire de l’opéra, à une sorte d’astre qui rayonne dans toutes les directions, chargé de la lumière la plus éclatante et chargeant à son tour du sens le plus profond tout ce qu’il éclaire. » HISTOIRE DE L’OPERA, Ed. Buchet-Chastel, 1957/1987.
J'oubliais, en Latin, "chant" et/ou "poésie lyrique" se disent aussi carmen...

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