samedi 19 décembre 2015

MOSES UND ARON d'Arnold Schoenberg, mes. Romeo Castelluci et dm. Philippe Jordan -Paris/Bastille/23.10.2015-


   ActeI/Scène1, premier saisissement, première image sur fond noir absolu, le magnétophone ReVox métal, suspendu dans les airs, se met à tourner aux premiers chants du Buisson Ardent (six voix solistes). Il est le Buisson Ardent, la parole de Dieu, à laquelle Moses/Thomas Johannes Mayer répond ses premiers mots, à laquelle l’Orchestre National de l’Opéra de Paris unit ses premiers sons sibyllins, miroirs de l’« Invisible et Irreprésentable ». Le Sprechgesang de TJ. Mayer est immédiatement puissant, d’imploration, de questionnement, de déchirement intérieur. Visuellement choc, la superposition allégorique Moses/Veau d’or/magnéto-voix de Dieu prophétise le devenir du prophète Moses.
Celui-ci va rencontrer son frère Aron dans le désert, lui rapporter la pensée de Dieu qu’Aron traduira au peuple d’Israël, ActeI/Scène2. Roméo  Castelluci nous plonge dans un nulle part et toujours, un plateau absolument vide mais pleinement blanc derrière un écran translucide, tel une éternité désertique, un paradis d’apesanteur où marchent et discutent les deux frères, en blanc immaculé eux-aussi. Les instruments oiseaux entourent d’un éden sériel, vif et léger, l’euphorie du dialogue. Moses sprechgesangue l’« Unique »  pendant qu’Aron le chante. Par cette audacieuse communion sonore, Arnold Schoenberg dévoile qu’il peut y avoir beauté dans le paradoxe. Au bout de la rencontre, la parole de Dieu, bandes magnétiques en boule, passera des mains de Moses à celles d’Aron. D’ici à la fin de l’acte, abondance de mots messages projetés au milieu de l’écran de scène, correspondant au sens dramatique, correspondance avec le spectateur.
D’abord formes indécises, puis flopée d’ombres blanches, comme ouate des nuages, ondoyantes et floues derrière l’écran toujours blanc, le peuple d’Israël/Chœur de l’Opéra de Paris apparaît ActeI/Scène3. Il dit les fluctuations de ses âmes, leurs doutes et leurs certitudes sur le Dieu des deux frères. Un chœur à la partition impressionnante, une masse de quatre-vingt-huit choristes d’une force ahurissante, dans l’alternance chant, voix parlée, Sprechgesang et soli, tout au long de l’opéra. Et dans un bleuissement d’horizon espérance, deux silhouettes lointaines et flottantes, les Moses et Aron annonciateurs, rejoignent cette multitude qui les attend.
Cruciale Scène4, la plus longue et la dernière de l’ActeI. Après l’état de béatitude, le songe idéal de la Scène2, périples étonnés dans les mystères d’un film fantastique ! Les « enfants d’Israël » ne veulent plus être esclaves du Pharaon et se reconnaissent comme élus du nouveau Dieu. Mais avant d’être convaincus il faudra trois miracles d’Aron, en présence d’un Moses inapte à transmettre sa connaissance de l’ « Omniprésent ». Le bâton de Moses devient serpent. Sa main, d’abord atteinte de lèpre, va guérir et l’eau du Nil est transformée en sang. Ici le serpent est une singulière machine spatiale-totem futuriste, qui répand une lèpre liquide, semblable à l’or noir, au pétrole, et qui contient en son ventre un grand tube transparent d’eau du Nil, bientôt sang rouge du peuple. Musique aux mille climats. Le Chœur, cette foule qui s’abandonne avec innocence et sincérité aux fervents Moses et Aron, bouleverse de bout en bout. José Luis Basso, Alessandro Di Stefano et les choristes ont accompli un travail phénoménal sur l’expressivité, entre autres prouesses musicales. Souffrances ou espoirs, résistance et confiance, les sentiments transparaissent dans chaque voix. Peu de tutti à l’orchestre et beaucoup d’accompagnement du plateau, soli et petits groupes d’instruments. L’écriture orchestrale réfléchit et soutient intensément les couleurs du chant dans ses contrepoints dodécaphoniques, dans les lignes solistes. Egalement scène de cercles énigmatiques, le blanc, le lumineux, le bleu, le rouge, représentations  de l’« Invisible et Irreprésentable », portraits du « souffle de la divinité sans commencement ni fin », (cf. Dictionnaire des Symboles/Alain Gheerbrant et Jean Chevalier/Ed. Robert Laffont/1986). Le plus troublant est le premier cercle dessiné par Aron sur l’écran de scène en tulle, lorsque la population demande à voir le « Dieu Unique ». Les autres lui succéderont à différentes étapes de cette initiation.
Silences d’attente, chuchotements inquiets et chant fragile mezzo voce, le Choeur « a cappella » cherche son Moses. Dans l’obscurité et sur écran noir, défilement de chiffres de 1 à 40, comme autant de jours passés par le prophète sur le Mont Sinaï. Et quelques notes éphémères à l’orchestre font la fin de cet Interlude murmuré.
ActeI blanc, espoir du peuple dans les mystères du « Dieu Tout-Puissant ». ActeII noir, ces « enfants d’Israël » entrent en décadence, rejettent le nouvel « Eternel ».
La fosse tonne, la colère des Anciens explose, la Scène1 donne le la pour l’ActeII. Le silence si long de Moses entraîne l’irraison collective.
Les séquences de dissonances en avalanche, souvent courtes, alternant staccato et legato, déstabilisations mélodiques et rythmiques, fabriquent Scène2/ActeII le malaise insoutenable de la confrontation Chœur/Aron. Impuissance d’Aron face aux questions de la foule. Dieu a peut-être abandonné ou bien tué Moses, leur répond-t-il. Ces hésitations attisent la furie de tous. Aron est contraint de leur rendre leurs dieux antérieurs. On le macule d’or noir, pétrole, matière vénérée et corruptrice, « substance actuelle et quotidienne » (livret!), on lui confectionne un manteau de bandes magnétiques, parole de son Dieu piétiné.
Le Veau d’or est amené et tous viennent l’adorer. Commence alors la terrifiante Scène3/ActeII dans sa brutalité destructrice. Le livret d’A. Schoenberg y peint une barbarie primitive, stupéfiante : sacrifices d’humains, suicides, viols, meurtres, saouleries, disputes, immolations…Avec un immense masque de griot africain et sa cape de bandes magnétiques, Aron résume bien cet archaïsme religieux, en fin de scène. Ce qui montre que R.Castelluci, s’il respecte l’œuvre, n’illustre pas directement les indications de mise en scène d’A. Shoenberg, ni même tout le texte. Il les interprète et les synthétise dans des images symboles, solides et denses. Ainsi il simplifie le compliqué des mots, attendrit la cruauté du théâtre, estompe la dureté des notes. Mais il donne toujours la main à A. Shoenberg, il a la volonté de nous le faire comprendre. Dans cette scène, R. Castelluci réunit les forces telluriques de l’adoration du Veau d’or (orgies, danses, fidèles) dans une idée maîtresse, celle de l’immersion de chacun dans la couleur du mal, l’or noir, pétrole et or de notre société matérialiste. Bains noirs pris dans une piscine-tranchée, bidons de liquide noir déversés sur les corps, humains se roulant dans cette fange noire à même le sol blanc, sur des rythmes de danses radicalement distordus qui content le déséquilibre des esprits. Représentation idéale du Veau d’or par un taureau de concours/Easy Rider, dont le volume égale bien celui d’une divinité et la corpulence incarne complètement l’or en quantité, la richesse. (La bête est magnifique, mais il est à déplorer que ce taureau d’or vaille de l’or : cachet de 5000€ la soirée !!!). A ses pieds lui est opposé un nu féminin, figure de la fragilité, évocation des sacrifices humains qui vont être perpétrés pour lui.
D’ailleurs le nu est remarquablement utilisé dans cette mise en scène, notamment à la fin du I. Lorsque le Chœur chante sa liberté à venir, une frise très étroite, occupant la longueur de la scène, s’ouvre au-dessus d’eux. Un essaim de nus tourmentés s’y agitent, peut-être un hommage aux peintures de la Renaissance italienne sur l’enfer (cf. « Le Jugement Dernier »/Miche-Ange/Chapelle Sixtine et « Dannati all’Inferno »/Luca Signorelli/Duomo di Orvieto) et surtout prémonition de la déchéance prochaine des élus. Le prémonitoire est saisissant dans cette mise en scène. Premier avertissement, le Veau d’or se manifeste lorsque Moses se charge de délivrer son peuple de l’aveuglement (ActeI/Scène1). Second et troisième avertissements (ActeI/Scène4), la maladie de Moses, la lèpre, a l’aspect de l’or noir et les « enfants d’Israël », dans ce bandeau de nus, vivent déjà l’enfer. R. Castelluci dessine le destin par messages visuels.
Après l’infini indéfini où s’entretiennent Moses et Aron, après la nuit interminable de l’adoration du Veau d’or, superbes toiles peintes de l’immuable et immortel Mont Sinaï vibrant de neige (ActeII/Scènes4-5). Moses revient et les rêves d’éternité castelluciens aussi ! Vive discussion finale entre les deux frères. Moses défend toujours « la toute puissance de l’idée (de Dieu) sur les paroles et les images ». Aron objecte que verbe et image peuvent lui permettre de guider le peuple, bien qu’étant « une partie de l’idée » seulement, et que les Tables de la Loi que porte Moses sont de même une image de l’idée. Totalement accablé, Moses démolit ses tables et prie Dieu de le destituer de sa mission. Le Chœur, lui, chante son retour vers le « Tout-Puissant (…) plus fort que les dieux de l’Egypte ! ». C’est la scène la plus intense émotionnellement dans ce « Moses und Aron » parce qu’elle est collision de deux intelligences différentes du même Dieu, parce qu’elle révèle entièrement la construction des deux personnages. Dans l’expressivité de son chant et dans son théâtre, l’Aron de John Graham-Hall a la vivacité du communicant, l’habileté du politique, ses forces sont cérébrales, mais son physique est vulnérable. Moses le sensible est une force de la nature (c’est un berger), son énergie est celle d’un inspiré de Dieu. Loyauté désarmante et états impulsifs sont ses faiblesses. L’aridité de son Sprechgesang sied admirablement au jeu exalté et tragique de TJ. Mayer. « O Wort, du Wort, das mir fehlt !/O verbe, verbe qui me manques ! », entre graves impénétrables du tuba et unisson final de cordes cosmiques, ses derniers mots, désespérance, sont déchirants.
Si son « Pelléas » est ondes magnétiques et ses « Nozze » nettes dentelles, Philippe Jordan et son désormais grand ami l’Orchestre National de l’Opéra de Paris donnent toute sa profondeur et sa gravité à ce « Moses und Aron ». Avant tout par une lisibilité instrumentale de chaque instant, depuis toujours la qualité fondamentale de la direction musicale de P. Jordan.
Les seconds rôles sont tous excellents, notamment Christopher Purves, très inquiétant Ephraïmite et Nicky Spence, jeune homme au son clair, égal à son aspiration au Dieu Unique.
Cette superbe production s’arrête à la fin du II, là où s’est arrêté de composer A. Shoenberg. Moses s’effondre, vaincu. Sa pensée est-elle folie ? Mots et images sont-ils tous faux ? Le texte du III existe, sans musique : Moses y surmonte sa détresse, reprend son peuple en main, Aron meurt, Moses et sa foi sont vainqueurs. Claude Samuel dit très justement sur son blog (Le Regard de Claude Samuel/www.qobuz.com/23.10.2015) : « Interrompre la représentation à la fin du deuxième acte est, d’une certaine façon, une trahison. Vous me répondrez que Shoenberg, qui a laissé en plan son troisième acte pendant près de vingt ans, l’a bien cherché. » Oui, il y a trahison car A. Schoenberg a fini son livret sur les certitudes de la croyance de Moses (III) et non sur ses doutes (II). Et non, il n’y a pas trahison parce que musicalement il n’est pas allé plus loin que le II, d’une part, et, d’autre-part, arrêter l’opéra à la fin du II permet de ré-ouvrir la polémique sur la pureté de la pensée et le détournement de son sens dans sa traduction en paroles ou en images. Le débat philosophique est plus proche de notre époque que les convictions religieuses …
Quelqu’un tentera-t-il un jour de faire jouer le III, sans aucune musique, à la suite des I et II ? Après ces déferlements sonores prodigieux, oser la poésie du prophète dans la solitude du théâtre et le silence des notes, donner l’œuvre dans sa totalité, telle qu’elle a été conçue à l’origine par A. Schoenberg, me paraît être une aventure respectueuse et juste.

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1 commentaire:

  1. Remarquable analyse qui traduit très bien les grandes émotions que j'ai ressenties lors de ce Moses und Aron. Merci !

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